Tango-tango

Ce n'est pas qu'elle en eût assez de la danse folk et ethnique, mais un cours de danse de salon venait d'ouvrir, il y a peu, et elle pouvait s'y rendre à pied, puis se faire ramener par une amie en voiture. Il était loin le temps où elle traversait la ville, depuis la banlieue, les patins à glace sur l'épaule, pour se rendre à l'entraînement à la patinoire des quais. Courant à l'aller, volant au retour, des yeux derrière la tête pour débusquer les silhouettes louches, prête à faire surgir les lames hors de leur fourreau et à les balancer, pointes en avant, à la tête du premier agresseur venu.

La fauve toujours aux aguets, toujours sur ses gardes.

Le temps où elle retrouvait Mayalen sur la piste glacée et aussi Bargie et Verju, les copains des années folles. "Röslein (x3) rot, Röslein auf der Heiden... Boga, boga, mariniela..." Elle lui apprenait l'allemand, en retour Mayalen lui enseignait l'euskara. Echanges de cultures, de chants et de fous rires, en pleine rue de cette cité si étriquée. Deux exilées qui s'aimaient, s'entraidaient et s'entredéchiraient, deux assoiffées de vie et d'amour, la douce ardente, et la vive torturée. Assemblage explosif, coloré, insolent.

La danse de salon, ce n'était pas sa tasse de thé, et pourtant, elle raffolait de valse, autant viennoise que musette d'ailleurs.

Là elle retrouvait Yann, un grand blond, frisé, aux yeux bleus, timide, de très loin son cadet, dont les yeux s'allumaient lorsqu'il la voyait paraître, elle arrivait toujours en retard, de quelques minutes, impossible de se décider à sortir de la chaude maison par des froids pareils! Leurs yeux se croisaient, elle souriait.

Il n'y avait pas de cavaliers "attitrés", beaucoup venaient en couple, Yann n'avait pas encore de copine, et elle avait un charme si particulier, une fragilité qui lui donnait un aspect intemporel, ils se cherchaient du regard lorsque l’on demandait de former les couples pour commencer le cours. Elle le trouvait infiniment gauche, mais très touchant, elle se demandait s'il venait pour apprendre véritablement à danser, ou pour éprouver certains émois au contact de certaines cavalières. Le premier cours, il était resté adossé au mur, tandis qu'elle dansait avec chacun, puisque qu'on "tourne" en principe à chaque danse ou exercice. Il ne s'était arraché au mur que pour la série consacrée au tango pour venir se placer face à elle. Une partie de fous rires et d'extases humoristiques qui l'avait marqué sans doute. Depuis, il aimait se retrouver avec elle, il rechignait un peu lorsqu'on "tournait", souhaitant "tricher" pour "une fois", mais elle était intraitable: il faut respecter la règle! Elle aimait danser avec tous, réserve faite de ceux qui considèrent qu'ils doivent rééduquer chacun de vos gestes, parce qu'ils pensent qu'il n'y a qu'une seule manière de danser! Prof à part, bien entendu. Elle aimait ceux qui savent bien conduire, elle aidait ceux qui ne se souvenaient plus des enchaînements, ou de certaines figures. Vers la fin du cours, elle "décrochait" totalement, trop de renseignements à ingurgiter, de séquences à retenir. Comme tout peut s'effacer d'une mémoire, ne l’imbiber à nouveau qu'imparfaitement, laborieusement!

Il fallait vite rentrer, le quota de vie sociale était atteint pour la journée.

Yann quittait à regret le cours, elle ne pensait plus qu'à retrouver l'atmosphère intime et chaude de son foyer.

Ce soir là, elle pensait avoir quelque bribe de temps pour traiter encore des photos récemment chargées sur son ordinateur, et avancer le travail de son compagnon. Elle le trouva au bureau, en recherche de documents. Ses yeux se portèrent machinalement sur la colonne "archives", le contenu semblait aux antipodes des sentiers habituels de la recherche en question...

Elle se demanda s'il n'était pas temps d'avoir une explication, un dialogue avec celui qu'elle croyait connaître, mais redécouvrait comme un étranger.

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