Flo ou la vie mangée
A ce très beau poème trouvé sur vox
j'ai voulu écrire, en écho, ce texte qui reparle de Flo, mais d'une autre manière, ce serait peut-être l'épilogue de ce que j'ai commencé de relater:
C'était un petit bout de femme que la vie n'avait pas gâtée, un petit
bout de femme qui se bâtait seule avec 5 enfants à charge, pour qu'ils
ne manquent de rien et connaissent les vraies valeurs de la vie. Elle
en avait eu des insultes et des humiliations, à force de trimer comme
une bête, elle avait perdu ce côté apétissant qui avait fait que les
hommes lui couraient après, lui faisaient des gosses et la laissaient
tomber, sans ressources.
Elle était partie avec ses deux plus jeunes au bord de l'eau, pêcher
comme chaque soir, puis cuire les poissons sur le barbecue de l'aire de
pêche près de la rivière, ils avaient disposé les assiettes sur une
nappe, c'était bien, il y avait des promeneurs et d'autres pêcheurs à
la ligne non loin, une soirée sans problème.
Tout à coup déboule une bande de 10 ados, à la limite de la majorité
légale, ils sont bruyants, ils ont dû boire, ils voient la femme
occupée à tourner les poissons sur le barbecue, ils l'appostrophent, la
traitent de pute devant ses enfants. Elle répond, pas la langue dans sa
poche, petit paquet de nerf prêt à faire face à tout problème venant de
l'extérieur, le chef de bande s'approche d'elle menaçant avec une arme
blanche, s'en suit une bagarre où elle prend et rend plus d'un coup, le
plus jeune de ses enfants saisi un couteau sur la nappe dans le but de
frapper l'agresseur. Personne parmis les spectateurs n'intervient, même
pas pour téléphoner aux flics avec un portable, c'est pas leur truc,
après tout, c'est une "pute", elle l'a sans doute bien cherché, etc...
et puis ça ne ferait qu'envenimer les choses, alors elle peut continuer
à se faire tabasser, et son fils peut devenir assassin pour oser la
défendre.
Pressentant l'intention de son fils, elle hurle, dit à ses gosses de se
sauver et d'aller chercher du secours. Enfin les autres gars de la
bande tentent d'intervenir, ils ceinturent leur chef et l'entraînent
plus loin, lorsqu'arrivent les secours, les agresseurs ont disparu, on
ne les retrouvera pas. Peut-être qu'on ne remuera pas terre et ciel
pour prendre leur piste, après tout ne s'agit-il pas d'une pauvre
"pute", etc...
N'empêche que la femme, ouvrière agricole, dont les activités privées,
bénévoles, non rémunérées d'accueil provisoire de SDF ou de pèlerins
pour leur éviter de passer des nuits trop froides dehors, ne
regardaient personne, et n'avaient pas à être confondues avec de la
prostitution ou en mériter en quoi que ce soit le titre! n'empêche que
cette pauvre femme, dis-je, eut trois côtes cassées, ainsi que
plusieurs dents, la tête en marmelade, et qu'elle dût se faire
expertiser. Comme on n'a pas retrouvé les contrevenants, qui cependant
continuaient à rôder autour de sa maison et représentaient bien une
menace pour elle et les enfants, il s'en suivit deux conséquences:
- elle ne fut pas indemnisée de ce préjudice grave
- elle dût s'enfermer chez elle chaque nuit, renoncer à l'accueil des
pèlerins, être le plus souvent présente auprès de ses enfants
Elle garda le traumatisme profond de ce moment de violence aveugle et de lacheté de la part des témoins
elle resta logtemps sans pouvoir travailler, interimaire, elle n'avait
pas droit à des allocations journalières de maladies très longues, donc
ses ressources s'amenuisèrent
on ne lui proposa pas de séances remboursées d'aide psychothérapeutiques
elle fut surtout traumatuisée par le geste de son fils, elle qui
éduquait ses enfants à la non-violence, la paix, le dialogue, elle prit
peur qu'ils ne deviennent délinquants, elle n'interpréta pas du tout le
geste de son fils comme un reflexe salvateur d'amour filial et de saine
défense (je suis un homme, je dois la défendre puisque personne ne le
fait)
elle devint sombre du fait de ne vivre que dans la peur et retirée
auprès de ses enfants; parler le soir avec des personnes qui passaient
par le lieu (sur la route du chemin de st Jacques), qu'ils restent ou
non pour la nuit, lui permettait d'avoir des nouvelles de l'extérieur,
d'ailleurs , de plus loin que nos montagnes
elle négligea d'aller faire soigner ses chicots, les restes de ses
dents brisées, parce qu'elle souhaitait rester le plus possible auprès
de ses enfants lorsqu'ils rentraient de classe, et ne voulait pas se
permettre de se faire hospitaliser pour quelques jours, de plus avec
ses faibles ressources, elle n'avait pas de mutuelle
Malgré mes observations au sujet du danger qu'elle se faisait courir en ne soignant pas ces foyers d'infection, elle remettait toujours à plus tard, donc.
On l'a retrouvé inanimée, il y a à peine trois semaines, c'était trop tard, il n'y avait plus rien à faire pour elle, elle avait 40 ans.
J'étais absente du lieu pour raison de cure, trois de ses enfants sont
adultes ou proche de l'être, deux sont encore d'âge scolaire et
mineurs, je ne sais pas ce qu'ils vont devenir et où on les placera.
C'était une famille de musiciens entre autre, les derniers étudiaient
qui la basse, qui la trompette et le tuba, dans le but d'en faire un
métier. C'est dire si cette femme se donnait à fond pour rechercher des
boulots, car les leçons de musique ne sont pas données, ni les bons
instruments de musique. Elle était reconnue pour être vaillante:
plonge et service en restauration, travail des vignes, jardinage,
bûcheronnage, maçonnerie, platrerie, rien ne lui faisait peur, sauf de
monter sur les toitures.
Elle n'est plus là, voilà. Je tenais à en conter l'histoire ici en écho à ce magnifique poème, et j'ai commencé à écrire son histoire plus développée, je lapublierai petit à petit, c'est la moindre des choses que je puisse faire non seulement pour rendre hommage à toutes les "mères courage" du monde mais pour faire oeuvre de deuil vis à vis de mon amie Flo.
Tah, 13 mars 08